Chapitre 2

 

Avec Selva, puis avec Mooreï, Lisbeï avait étudié le Pays des Mères. Cela faisait partie des tâches de la future Capte – en plus de toutes celles qu’elle partageait avec les autres dotta. Même si, grâce à l’énergie hydraulique, des machines faisaient maintenant une bonne partie du travail, il fallait quand même apprendre à tout faire soi-même, comme avant les machines – et apprendre à manier et à réparer les machines, en plus. À Béthély, vers une douzaine d’années, les petites Vertes savaient déjà ce qu’elles faisaient le mieux et elles avaient en général appris à aimer leur spécialité, même si elles se partageraient toute leur vie entre diverses tâches tous les trimestres, ou toutes les années. Mais la spécialité de la Mère, c’était de pouvoir être Béthély, toute Béthély. Et pour bien l’être, il fallait tout en savoir. Son fonctionnement, passé et présent. Et sa place dans le Pays des Mères – il fallait donc tout savoir sur le Pays des Mères : histoire, géographie et, surtout, tout ce qui concernait les Familles, leurs Lignées, leurs Chartes, leurs principaux produits d’échange, et leurs langues, bien sûr, avec les variantes régionales ; ou sinon comment la Mère aurait-elle pu représenter sa Famille aux Assemblées, comment aurait-elle pu échanger avec les autres Mères et les déléguées des autres Familles ?

Depuis sa septième année jusqu’à sa quinzième, Lisbeï avait donc étudié le Pays des Mères. Mais les deux dernières années, avec le prétexte de son apprentissage de Mémoire, elle s’en était désintéressée. Le présent du Pays des Mères – et son futur à elles – ne comptaient pas ; c’était le passé de Béthély qui l’avait occupée, celui des légendes obscures, des Archives poussiéreuses, des souterrains.

À Wardenberg, aussi bien dans la panique inavouée des premiers temps que dans la frénésie d’étude qui la calmerait, le Pays des Mères avait commencé à prendre une autre réalité pour Lisbeï. Et Wardenberg en était comme un raccourci. C’était ce qu’elle avait voulu exprimer, une fois, en utilisant le terme nouvellement appris de « capitale » pour désigner la ville-forteresse, même si elle savait fort bien que le Pays des Mères était une fédération assez lâche de provinces, elles-mêmes constituées d’une fédération fort souple de Familles.

« Non, non, dit la voix un peu chevrotante de la vieille Carméla de Vaduze. Il n’y a pas de capitale au Pays des Mères, petite. C’était avant le temps des Harems, bien avant, les capitales. Nous sommes toutes capitales, même si certaines semblent l’être un peu plus que d’autres. Nous avons toutes le même nombre de voix aux Assemblées. Ce n’est pas Wardenberg qui décide pour Béthély, pas plus que Béthély pour Cartano ou Névénici, n’est-ce pas ? »

Lisbeï essaya d’expliquer qu’elle avait trouvé le vieux mot pratique, mais la vieille Bleue leva un doigt réprobateur : « Le mot est inexact. Il peut être dangereux d’employer des mots inexacts.

— Ce n’est qu’un mot, protesta Lisbeï.

— À force d’employer des termes inexacts, l’inexactitude finit par contaminer nos idées et par les transformer. »

Lisbeï n’était pas loin d’en convenir. (Qui mieux qu’elle connaissait la puissance des mots, elle qui s’était donné tant de mal pour ne pas prononcer certaines paroles avec Tula ?) Mais sa tendance habituelle à soutenir l’« autre côté » dans une discussion refaisait surface : « Que les idées se transforment, ce peut être pour le mieux, parfois, non ? »

La vieille femme eut une moue indulgente : « Sans doute. Mais afin de bien pouvoir en juger, il faut avoir conscience de ce que nos mots font à nos idées et de là à nos émotions. Les Harems « avaient » des « colonies », les Ruches des « Essaims ». Le Pays des Mères « crée » des « Boutures ». On peut croire que c’est la même chose, mais la façon dont nous vivons le mot « bouture » ailleurs dans notre existence en vient à modeler toute notre relation avec nos Familles éloignées, qui en sont transformées elles-mêmes et nous transforment en retour, d’une certaine façon qui n’est pas celle de « colonies » ou de « essaims ».

La puissance des mots, leurs relations fluctuantes avec ce qu’ils désignaient, avec celles qui les utilisaient : la fin et les moyens, en somme. Lisbeï sourit : elle se sentait en terrain de connaissance.

Carméla de Vaduze ressemble un peu à Mooreï. Pas physiquement, puisqu’elle est toute petite (quoique robuste – il faut la voir soulever les piles de dictionnaires !) ; ses cheveux sont gris et plutôt rares et il lui manque une incisive à la mâchoire supérieure. Mais c’est sa façon de parler et son « ambiance » (Tula comprendrait les guillemets). Elle connaît une quantité incroyable de faits, ce qui est la moindre des choses pour une Tutrice d’histoire ancienne, je suppose ; elle est toujours calme ; elle sent la frangipane, c’est bien agréable, sauf que ça me donne faim quand nous nous rencontrons trop près de l’heure des repas.

Carméla de Vaduze ne serait pas la seule avec qui Lisbeï essaierait de jouer au jeu des ressemblances pour émousser un peu le choc de la nouveauté. Mais au début ce serait la seule avec qui elle aurait des relations régulières. Les autres étudiantes croisées à la Schole se fondraient dans un brouillard anonyme, comme les autres occupantes de la pension. Seuls se détacheraient un peu le visage marqué d’une grande tache lie-de-vin de la logeuse, une Bleue joviale et courtaude, et celui de la cuisinière de l’échoppe où Lisbeï mangeait à midi. Il lui faudrait près de deux mois pour apprendre enfin leur nom : la logeuse s’appelait Merritt et la cuisinière Cardèn.

Kélys avait servi d’intermédiaire entre Lisbeï et Wardenberg les deux ou trois premiers jours : elle l’avait inscrite à la Schole, l’avait emmenée à la pension, lui avait fait visiter le quartier et ses échoppes en lui expliquant comment se servir des « crédits » trimestriels qu’on lui avait remis à la Schole, et puis elle avait disparu. Lisbeï ne savait si elle lui en voulait ou non de lavoir ainsi laissée se débrouiller toute seule. Mais peut-être après tout valait-il mieux couper net, sauter, comme dans la Douve quand on apprend à nager à Béthély ? Wardenberg était loin de présenter les mêmes dangers, de toute façon, ou du moins Lisbeï n’en voyait aucun pour le moment. Le matin, tôt, elle se levait, s’habillait, déjeunait d’un petit pain, d’un fruit et de fromage « achetés » en passant à son échoppe habituelle, et se rendait à la Schole (en se perdant régulièrement au début, ainsi qu’une fois arrivée dans la Bibliothèque). Là, elle rencontrait sa Tutrice et discutait avec elle, prenait en note les documents ou livres à consulter, allait manger à la salle commune de la Schole – très vite – et retournait étudier, quelquefois très tard dans la soirée. Ensuite, elle revenait à la pension, toujours par le même chemin une fois qu’elle en eut trouvé un dont elle fut sûre : il lui faudrait du temps avant de s’enhardir et d’en essayer d’autres – avant de commencer à s’approprier Wardenberg. Pourtant, elle n’avait jamais eu peur d’explorer, à Béthély… Mais justement, elle n’était plus à Béthély ; elle n’était pas chez elle à Wardenberg. Rien ne la liait à ces lieux, à ces femmes côtoyées chaque jour : les chaînes de leur vie et de la sienne ne se recoupaient nulle part. Elle s’était perdue, elle était perdue, depuis qu’elle avait quitté Béthély. Elle avait pensé que Béthély sans Tula était insupportable (ou, la même chose, avec Tula inaccessible et lointaine). Pourtant, toutes ses fibres écorchées lui disaient chaque jour qu’elle avait laissé sa peau là-bas, loin dans le Sud, et que c’était peut-être pire encore (était-ce possible ?) que d’y avoir laissé Tula.

Au bout d’une vingtaine de jours à Wardenberg, le temps pour la liberté de se transformer de nouveau en solitude, le temps pour les nouvelles habitudes de devenir une routine, Lisbeï se sentirait moins malheureuse seulement le soir lorsque, remontée dans sa chambre, elle tremperait sa plume dans l’encre pour écrire : « Très chère Tula… » C’étaient des lettres à suivre, une douzaine de feuilles recto verso accumulées pendant plusieurs jours quand elle allait enfin les porter au port. Elle aurait bien écrit chaque jour, mais son quota de papier n’était pas illimité, et quelquefois elle était trop fatiguée en revenant tard de la Schole.

Tula répondit peu, dès le début. Les lettres de Lisbeï étaient des récits qui ne se prêtaient pas vraiment à des réponses, et elles se succédaient à un tel rythme… Tout ce que Tula avait à raconter, elle, c’étaient les nouvelles de Béthély, naissances, grossesses, menus incidents de la vie quotidienne, combien de Vertes sorties de leur garderie ce mois-ci et qui enverra-t-on comme pupilles et qui recevra-t-on comme pupilles… Il ne se passait rien à Béthély. Tula se préparait à devenir la Mère, et c’était tout. Comment Lisbeï n’aurait-elle pas été déçue par ces minces lettres de deux ou trois pages qui lui arrivaient sporadiquement du Sud ? Elle n’écrivit bientôt plus que de loin en loin, des lettres de plus en plus laconiques à mesure que les nouveautés s’épuisaient et que ce qu’elle avait envie de dire à Tula, c’était davantage ses pensées, ses émotions et tous les souvenirs qui jaillissaient en elle dès qu’elle évoquait son nom.

Tula continuerait à ne pas vraiment répondre ; finalement, tous les trois mois environ, elles échangeraient des informations impersonnelles sur un ton impersonnel ou, au contraire, d’une pénible jovialité.

Lisbeï continuerait de parler à Tula, cependant. C’était l’habitude de presque toute sa vie, dont elle n’aurait pu se déprendre même si elle l’avait voulu. Elle continua d’écrire. Elle aurait continué même si Tula n’avait pas répondu du tout. Comme les cahiers d’après la garderie, conservés avec soin, c’était son seul lien avec la totalité du passé. Raconter à Tula, et pour cela se raconter à elle-même, c’était la seule façon sûre d’apprivoiser l’étrangeté du monde où elle se trouvait maintenant. Ces vraies lettres à Tula s’accumuleraient rituellement dans un tiroir, puis dans un autre. Et puis un jour Lisbeï se procurerait un gros carnet et c’est là qu’elle écrirait désormais. Ce ne serait pas encore vraiment à elle-même qu’elle y confierait ses réflexions, ses rêves, les anecdotes de ses journées, mais ce ne serait plus vraiment à Tula.

Chroniques du Pays des Mères
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